Ludwig Schuurman a percé les secrets de L’Île Noire

Voilà bien un livre que les tintinophiles attendaient avec impatience depuis plusieurs années ! Ludwig Schuurman est l’auteur d’Hergé au pays des îles noires, la première thèse de doctorat en littérature entièrement consacrée à Tintin et à son créateur. Soutenue en 2009, avec les félicitations du jury. À l’époque, seuls quelques heureux privilégiés avaient pu en découvrir le contenu. Schuurman a par la suite publié des résumés de sa thèse dans diverses publications collectives. De quoi faire saliver ses lecteurs tout en les laissant sur leur faim. Mais tout vient à point à qui sait attendre. Une version remaniée et enrichie du travail de Ludwig Schuurman est parue en avril dernier aux éditions Georg, sous un nouveau titre : Les Îles Noires d’Hergé.

L’Île Noire est la « seule bande au monde à avoir été deux fois totalement remaniée » rappelle l’auteur pour commencer (p. 20). Nous savions que ce récit de 124 planches, paru chez Casterman en 1938, avait des affinités avec des films comme Les 39 Marches de Hitchcock ou King Kong (dont le singe Ranko est un cousin éloigné). Ludwig Schuurman approfondit ces pistes. Il explore aussi les îles les plus célèbres de la littérature (Defoe, Stevenson). L’influence la plus profonde, selon lui, est toutefois le roman gothique anglais, dont on trouve des traces jusque dans les contes pour enfants et le cinéma. Hergé en a emprunté de nombreux éléments : château, ruines, bête mystérieuse, ambiance surnaturelle, etc. Le père de Tintin a également puisé dans la presse, et dans les bandes dessinées Zig et Puce de celui qu’il considérait comme l’un de ses maîtres, Alain Saint-Ogan.

Si la première édition de L’Île Noire parut en noir et blanc, elle était cependant dotée de quatre hors-texte en couleurs, chacun d’eux étant « à la fois tableau et vignette, un tout autonome et un fragment potentiel du tout » (p. 164). Schuurman analyse chacune de ces images avec brio. Son étude est aussi un prétexte pour digresser sur la méthode hergéenne : recherche de l’efficacité du trait, passage du
noir et blanc à la quadrichromie, etc. C’est en 1943 que sortit la deuxième version de L’Île Noire, après un travail de refonte en 62 planches. Si l’album fut colorisé, Hergé en conserva les dessins d’origine, qui séduisent toujours par leur « ligne folle », la « molle sensualité du trait » (expressions empruntées à Pierre Sterckx et à Tardi, p. 187).
Ce n’est malheureusement pas le cas de la troisième mouture de l’histoire, publiée en 1966. Le créateur de Tintin avait choisi de redessiner entièrement L’Île Noire en prévision de sa sortie en Grande-Bretagne, l’éditeur anglais Methuen ayant pointé 131 erreurs. Si l’aventure a gagné en exactitude, elle a perdu de son charme, parasitée par l’apport des Studios Hergé. Ainsi, les avions de Roger Leloup sont
« trop authentiques, trop mimétiques » (p. 289) et les décors de Bob De Moor trop envahissants. Ludwig Schuurman fait remarquer les incohérences de cette dernière version (la plus courante de nos jours), la suppression des références belges ou encore la dédramatisation de l’œuvre. Tout a été affadi ; même Tintin est devenu trop sage : dans le récit originel, il sautait sans scrupule dans la benne d’un camion pour gagner du temps. Désormais, il fait poliment de l’autostop.

Les Îles Noires d’Hergé, par Ludwig Schuurman : plus de 500 pages pour 19 euros.
De mémoire de lecteur tintinophile, on n’a jamais vu meilleur rapport qualité-prix.

Patrice GUERIN

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