Tintin au pays des soviets fut longtemps le graal du tintinophile
Publiée dans Le Petit Vingtième du 10 janvier 1929 au 8 mai 1930, la première aventure de Tintin, qui le mena au pays des soviets, parut quelques mois plus tard en album, sous le label « Les Éditions du Petit Vingtième ».
Au Vingtième Siècle, quotidien catholique conservateur, on « mangeait du bolchevik à tous les repas », rappela par la suite Hergé. C’est son directeur, l’abbé Wallez, qui avait insisté pour que le dessinateur envoyât Tintin en Russie soviétique afin de rendre compte de la situation. Le jeune Georges Remi avait été très choqué par le massacre du tsar Nicolas II et de sa famille en 1918, et ce souvenir le hantait encore au moment de créer Tintin et Milou. « Ça m’a frappé d’horreur », raconta-t-il dans l’émission de Bernard Pivot Ouvrez les guillemets, en 1973. « Et je me demande si ce n’est pas pour me délivrer de cette horreur, de ce massacre dans cette cave, […] que j’ai fait de mon histoire une farce. »
Le dessin et le scénario de Tintin au pays des soviets sont, il est vrai, des plus rudimentaires. Mais le récit est plein d’humour et comprend plusieurs audaces graphiques : une case entièrement noircie que n’aurait pas reniée Malevitch ; les roues d’un véhicule déformées par la vitesse, comme sur une photographie de Lartigue ; ou encore, résumées en trois vignettes marquantes, les élections truquées décrites dans Moscou sans voiles (le livre de Joseph Douillet fut, on le sait, la quasi unique source d’Hergé pour son histoire fondatrice). Et puis Tintin au pays des soviets, souvenons-nous, est la seule aventure où l’on peut voir le reporter belge écrire un – très long – article, qu’il ne fera jamais parvenir à son journal !
Si l’on examine attentivement les repentirs de la première planche originale, on remarque que Tintin devait au départ voyager en solitaire, comme ce fut le cas pour son prédécesseur Totor, le petit scout qu’Hergé avait envoyé aux États-Unis. Le dessinateur ajouta in extremis un fox-terrier afin que Tintin eût un interlocuteur tout au long de ses pérégrinations. Quant au héros lui-même, il devint véritablement Tintin plus que Totor lorsque sa mèche tombante se releva lors d’un démarrage en trombe, à la huitième planche de l’histoire.
« Un beau morceau de propagande bécasse »
Le tirage initial de 10 000 exemplaires fut épuisé en un peu moins d’un an et le volume ne fut pas réimprimé, les clichés étant en mauvais état. Alors que les autres aventures en noir et blanc furent adaptées en couleurs, pendant la guerre et juste après celle-ci, Tintin au pays des soviets demeura longtemps un album fantôme, revêtant un caractère mythique : le graal du tintinophile en quelque sorte. Parfois, quelques planches étaient reproduites dans l’une ou l’autre publication, par exemple dans la rubrique « 9e art » cosignée par Pierre Vankeer et le dessinateur Morris, dans un numéro du journal Spirou de 1964. De quoi frustrer les amateurs !
Cédant aux réclamations incessantes des lecteurs et pour contrer l’apparition des éditions pirates, Casterman se résolut à republier Tintin au pays des soviets, d’abord dans une anthologie, Archives Hergé (1973), puis sous la forme d’un fac-similé (1981). Mais dans la France de l’après-Mai 68, l’œuvre d’Hergé était considérée comme réactionnaire par une partie de la gauche. « Pas de couleurs, pas d’humour, pas de soins : un dessin aussi infantile que l’idéologie qui lui sert de prétexte, un beau morceau de propagande bécasse » : telle était la critique des Soviets dans le magazine Actuel en 1972.
En décembre 1998, quelques jours avant les 70 ans de Tintin, L’Humanité hebdo réhabilita sa première aventure à travers un copieux dossier, « Tintin a-t-il vu juste ? » : « Tintin diffame-t-il “la jeune République soviétique” ? Pas si simple. […] D’autant que ce sombre panorama est sur de nombreux points confirmé par Boris Souvarine, peu suspect, lui, de conservatisme. »
Tintin au pays des soviets a été traduit en russe en 2019. Mais pour le moment, cette version n’existe que dans un format numérique, aux éditions Moulinsart.
Patrice GUERIN