L’intrigant fétiche arumbaya
Édité par 1000 Sabords (groupe L’Harmattan), le nouvel ouvrage de Patrice Guérin, Hergé face à son fétiche, est sorti il y a quelques jours en librairie. Nous lui avons demandé de nous raconter pourquoi il s’est intéressé à la fameuse statuette arumbaya.
Tout a commencé en 2015. Une fois par an, je livre un ou deux articles à Doryphores !, la revue de l’association tintinophile Le Cercle Archibald. Cette fois, je souhaitais enquêter sur un vol qui s’est réellement déroulé au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, en 1979. Une exposition, Le Musée imaginaire de Tintin, y avait été montée pour les 50 ans du reporter à la houppe. Un après-midi, devant les yeux médusés de quelques visiteurs, un homme s’empara du fétiche arumbaya appartenant à Hergé, avant de prendre la poudre d’escampette. La réalité venait quasiment de rejoindre l’histoire de L’Oreille cassée !
Pendant plusieurs années, le vol fut parfois furtivement évoqué dans des articles, des livres ou des émissions. Mais le plus amusant, c’est que divers rebondissements, souvent très drôles, ont de temps à autre remis au premier plan cet événement.
J’ai eu l’idée de rassembler ces informations éparses, et d’interroger les témoins et acteurs de l’affaire. C’est ainsi que j’ai pu recueillir les témoignages des hergéologues Benoît Peeters et Philippe Goddin, mais aussi de l’artiste Juan d’Oultremont, de Wilbur Leguebe, réalisateur à la RTBF, de Thierry Smolderen et de quelques autres. Alain Baran, le dernier secrétaire d’Hergé, m’a très gentiment accordé un entretien via Skype. J’avais aussi envoyé une lettre à Pierre Sterckx, ami d’Hergé à l’origine du Musée imaginaire. J’appris alors qu’il était très malade et dans l’incapacité de me répondre ; il est malheureusement décédé peu après.
En 2016, soit quelques mois après la parution de mon enquête dans Doryphores !, je fis la connaissance du sémiologue et tintinologue Pierre Fresnault-Deruelle. Il venait tout juste de s’abonner à la revue et de lire mon article. Il m’a encouragé à en faire un livre, en l’augmentant de commentaires de cases de L’Oreille cassée où le fétiche apparaît.
Mais si Pierre est doué pour un tel exercice – il l’a démontré dans des essais comme Hergé ou La Profondeur des images plates –, je ne crois pas avoir ce talent-là, malgré mes études en histoire de l’art. Plusieurs intellectuels comme Clément Rosset ou Michel Serres avaient en outre déjà publié de brillants textes sur la statuette arumbaya et ses copies. Je ne voyais donc pas ce que je pouvais apporter de nouveau, mais n’abandonnai pas définitivement l’idée d’un livre pour autant.
Une mère psychologiquement fragile
Quelques années plus tard, alors que je relisais l’album, un constat s’imposa à moi. Les tintinologues ont souvent évoqué l’oreille brisée du fétiche arumbaya, mais ne se sont jamais vraiment attardés sur son énigmatique regard ni, surtout, sur l’absence de sa bouche. Mais, objecteront certains, Hergé n’a pas inventé de toutes pièces ce fétiche ; il s’est inspiré d’une réelle statuette du musée du Cinquantenaire, à Bruxelles. Bien sûr, mais justement ! Pourquoi son choix s’est-il porté sur cette sculpture plutôt que sur n’importe quelle autre ? Pourquoi lui était-elle, en quelque sorte, familière ? Là est toute la question ! Et c’est à cette question, à ces questions, que j’ai tenté de répondre. Cet angle d’attaque me convenait d’autant plus que c’est avant tout le rapport entre le créateur et son œuvre qui m’intéresse chez Hergé.
J’ai alors relu toutes les biographies du maître des premières pages jusqu’à la période 1935-1937, années de prépublication de L’Oreille cassée dans Le Petit Vingtième. J’ai aussi reparcouru les autres œuvres d’Hergé de la même époque (Jo, Zette et Jocko, Quick et Flupke). C’est un moment important dans sa vie car sa mère Élisabeth, psychologiquement fragile, vient d’effectuer un premier séjour dans un hôpital psychiatrique. Le dessinateur lui-même a alors des accès de mélancolie, et s’épuise dans un travail qui l’accapare de plus en plus. La lecture de L’Oreille cassée que je propose établit finalement une série de ponts entre la personnalité de Georges Remi dans les années 1930 et cette aventure de Tintin. Hergé l’a dit lui-même dans ses entretiens avec Numa Sadoul, en 1971 : « Que j’en aie été conscient ou non, je me suis exprimé dans ce que j’ai écrit et dessiné ; sans le vouloir et sans le savoir, j’y ai mis ce que je pensais, ce que je sentais, ce que j’étais. » Et ne confiait-il pas encore à Benoît Peeters, quelques semaines avant sa mort : « Si je vous disais que dans Tintin j’ai mis toute ma vie » ?
Pendant l’écriture de cet essai, je suis tombé par hasard sur de nouveaux éléments concernant l’affaire du vol au Palais des Beaux-Arts. J’ai pu ainsi compléter mon enquête, qui se trouve en seconde partie d’Hergé face à son fétiche. Suprême honneur, le dessinateur Alain Goffin a recolorié, en exclusivité pour mon ouvrage, une courte bande dessinée de 1989 qu’il avait conçue avec Benoît Peeters.
Et ce n’est pas fini ! Un ami, spécialiste d’Hergé lui aussi, s’est souvenu d’une anecdote en feuilletant mon livre. Il la racontera sans doute prochainement dans un article. La tintinologie est décidément une suite inépuisable d’énigmes et de découvertes !
Patrice GUERIN