Quick et Flupke : un superbe dessin d’Hergé (1950) pour une page de titre
En ce mois de novembre 2023, beile.fr propose l’original d’une superbe illustration qu’Hergé réalisa en 1950. L’occasion de revenir sur la réédition en couleurs des Exploits de Quick et Flupke après la guerre, et particulièrement sur le quatrième volume de cette collection.
C’est au début de l’année 1930 que Quick, gamin de Bruxelles, fait ses premières facéties dans Le Petit Vingtième. Il est très vite rejoint par Flupke. Cinq albums en noir et blanc paraissent entre 1930 et 1940, les deux premiers aux Éditions du Petit Vingtième, les autres chez Casterman.
En octobre 1946, Louis-Robert Casterman estime que le temps est venu de rééditer en couleurs les historiettes de Quick et Flupke. Au cours des mois qui suivent, Hergé et lui réfléchissent à l’aspect que prendra cette collection. Les dimensions des albums (inférieures à celles d’un Tintin) et le nombre de pages sont longuement discutés. À l’automne 1947, Casterman opte finalement pour une épaisseur de 36 pages, soit 16 ou 17 gags par volume.
Hergé avait redessiné quelques épisodes de Quick et Flupke au début de la guerre pour le journal flamand Het Algemeen Nieuws ; d’autres anciens gags ont été récemment mis en couleurs pour l’hebdomadaire Tintin. Ce matériel servira pour la collection à venir, mais il faut encore retravailler ces planches et d’autres. Pour les retouches et le coloriage, Hergé est aidé de Guy Dessicy, qu’il a récemment engagé. S’adjoignent à ce dernier, début 1948, Édith Laudy et Frans Jageneau. Marcel Dehaye, secrétaire particulier du dessinateur, cisèle les dialogues. Enfin, Hergé conçoit les couvertures et les culs-de-lampe illustrant les pages de titre.
Les deux premiers tomes des Exploits de Quick et Flupke sortent en 1949. La 3e série paraît en 1950. La petite équipe a du pain sur la planche. Le Temple du Soleil et Au pays de l’or noir sont à présent en librairie ; la mise au format de Popol et Virginie et du Stratonef H. 22 est en cours. On s’affaire aussi sur le quatrième volume de Quick et Flupke, que Casterman publiera au printemps 1951. Les six tomes suivants paraîtront avec régularité jusqu’en 1961, et, après de longues années d’attente, un onzième volume fermera la collection en 1969.
Mais avant de revenir à la 4e série des Exploits de Quick et Flupke – c’est celle qui nous intéresse ici –, faisons un détour du côté de Tintin. Aussi efficaces que des affiches cinématographiques, les couvertures des aventures du reporter à la houppe présentent souvent un moment choisi par Hergé de l’histoire en question, mais ce n’est pas systématique. Ainsi, sur le premier plat des Cigares du Pharaon en couleurs (1955), Tintin et Milou tombent sur trois vitoles en longeant une rangée de sarcophages. Dans le récit, le reporter trouve en réalité les cigares dans des caisses entreposées dans une autre salle. Hergé a donc synthétisé en une seule image divers éléments d’une longue séquence. La couverture du Lotus bleu évoque la Chine, mais pas la fumerie d’opium où Tintin est censé se trouver lorsqu’il se cache dans une potiche, etc.
Coins de rues
Hergé a procédé de même avec Quick et Flupke. La couverture de la 4e série est une réminiscence presque fidèle de l’un des gags de l’album, « Mauvaise rencontre ». Les deux garnements, qui font de la luge sur un trottoir enneigé, ont dans leur élan renversé un barbu. Dans sa chute, celui-ci a pris la place du blondinet, qui court derrière sans pouvoir rattraper son complice. Sur la couverture, Hergé a inversé le décor de la scène dans un souci de lisibilité, celle-ci étant décontextualisée. L’agent 15 se déplace à présent de gauche à droite. L’artiste a aussi effectué un recadrage, et ajouté un petit clin d’œil : on n’aperçoit plus que la partie inférieure du corps de Flupke, mais il est aisément reconnaissable à la couleur verte de sa veste.
En ce qui concerne le cul-de-lampe de la page de titre, dont nous vous présentons ici l’original, il s’inspire de « Bien mal acquis… », un autre gag de l’album. Dans ces deux planches, Flupke – qui, ne l’oublions pas, est un enfant – fume en douce au coin d’une rue. Mais l’agent 15 le surprend, confisque son cigare et se l’approprie. Il le rallume, tire des bouffées… et le cigare explose. Caché derrière le mur, Flupke n’a rien perdu du spectacle. Il s’éloigne en sifflotant, satisfait : son objectif était bien de piéger l’agent de police.
Le coin d’une rue est utile au cinéma ou en bande dessinée pour faire apparaître ou disparaître soudainement un personnage, pour lui donner la possibilité d’épier sans être vu, ou pour provoquer une rencontre fortuite et spectaculaire. Hergé a usé de cet artifice à de nombreuses reprises ; nous venons d’en voir deux exemples. Nous reviennent en mémoire aussi Didi veillant à distance sur Tintin (Le Lotus bleu), Huascar filant à l’anglaise à la page 20 du Temple du Soleil, ou encore le télescopage de Haddock et Alcazar au début de Coke en stock.
En guise de « frontispice » du tome 4 de Quick et Flupke, Hergé a retenu la case où le cigare se désintègre avec fracas à la figure du policier. Là encore, il a quelque peu modifié la scène : Flupke n’est plus seul mais accompagné de Quick. Comme la couverture, cette image introductive doit en effet à la fois annoncer l’un des gags du volume et être une sorte de résumé de l’esprit de la série. Autre différence avec la vignette dans l’album, Flupke ne semble plus se réjouir totalement du bon tour dont l’agent 15 est la victime. Son léger sourire se mêle à l’étonnement, comme s’il n’y était pas vraiment pour quelque chose. Son compère paraît lui aussi assez surpris. Peut-être Hergé ne souhaite-t-il pas trop déflorer la chute du gag ? De plus, les deux garçons ne se cachent pas tout à fait : le lecteur doit pouvoir les reconnaître immédiatement en ouvrant son livre !
Hergé au sommet de son art
Le gag « Bien mal acquis… » a initialement été publié dans Le Petit Vingtième n° 43 du 24 octobre 1935. Le trait est vif, traduit une certaine spontanéité de la part d’Hergé. Celui-ci n’a quasiment pas retouché les deux planches lors de leur reparution dans l’hebdomadaire Tintin en 1949, ni pour l’album en couleurs. Le cul-de-lampe de 1950 a été conçu de manière plus réfléchie. L’artiste bruxellois est au sommet de son art : le trait est précis, plus « cérébral », les visages des personnages cernés d’une courbe parfaite.
Cette illustration à l’encre de Chine de la main d’Hergé (réalisée sur un support papier d’environ 17 cm de côté) a été rehaussée de couleurs à l’aquarelle et à la gouache. Nous les devons à Guy Dessicy, qui fut coloriste pour le maître et pour d’autres dessinateurs du journal Tintin jusqu’en 1953. Surprise et hasard du calendrier, le même dessin original se trouve reproduit sur la couverture de la revue Les Amis de Hergé n° 76, qui paraît en cet automne 2023 !